813, núm. 138, février 2021
Bien
qu’à ses débuts le roman noir espagnol se soit polarisé sur Madrid et Barcelone
– villes qui maintiennent leur hégémonie politique, économique, éditorial et
médiatique –il concerne actuellement toute la géographie de la péninsule. Il s’est
en effet décentralisé au point qu’il devient difficile de citer une communauté
autonome, une région ou une ville où l’on ne trouverait pas un auteur
travaillant la matière criminelle, ou un roman situé dans le cadre choisi. Il a
également diversifié ses thématiques et couvre tout le spectre générique, même
si ce sont les enquêtes criminelles qui continuent d’être dominantes.
Commençons
ce parcours par Barcelone, ville qui a connu une grande transformation depuis les
époques de Rafael Tasis, Manuel de Pedrolo et Jaume Fuster, pour citer quelques
écrivains en langue catalane, ou de Manuel Vázquez Montalbán et de Francisco
González Ledesma, en castillan. La cité olympique a cédé la place à un parc
thématique pour touristes que traversent de grands classiques comme Andreu
Martín, pour dénoncer l’implantation des triades chinoises, dans Société
noire (Sociedad negra, 2012), ou Alicia Giménez Bartlett, en
compagnie de Petra Delicado. Carlos Zanón parcourt les quartiers périphériques
et donne une nouvelle vie au détective de Manuel Vázquez Montalbán dans Pepe
Carvalho, tout fout le camp (Carvalho : problemas de identidad,
2019) ; Víctor del Árbol nous emmène de l’Union Soviétique à l’Ouganda en
passant par Tanger et Malmö, et nous montre combien pèse le passé dans Le
poids des morts (El peso de los muertos, 2006) ; Rosa Ribas, en
duo avec Sabine Hofmann, nous immerge dans la Barcelone des années 50 avec la
trilogie consacrée à la journaliste Ana Martí ; Aro Sáinz de la Maza
sillonne Barcelone avec l’inspecteur Milo Malart sur la piste de criminels
machiavéliques et Toni Hill fait de même avec l’inspecteur des Mossos
d’Esquadra (police autonomique) Héctor Salgado. Pendant ce temps, occupent le devant
de la scène en catalan le polyvalent Llort avec Herències col·laterals (2014), le
regretté Agustí Vehí avec ses romans à arrière-plan historique et Teresa Solana
avec ses détectives jumeaux, Enfin, nous découvrons grâce à Jordi
Ledesma le côté sombre de la côte de Tarragona, ensoleillée et touristique,
dans Ce que la mort nous laisse (Lo que nos queda de la muerte,
2016).
En
descendant le long de la côte du Levante, outre les classiques Ferrán Torrent
et Mariano Sánchez Soler, le recensement des auteurs s’enrichit du valencien
Jordi Llobregat, qui est passé de l’intrigue historique du Huitième livre de
Vésale (El secreto de Vesalio, 2015) à une enquête policière
franco-espagnole sur un assassinat dans la station pyrénéenne de ski de Vall de
Beau (No hay luz bajo la nieve, 2019), tandis que Claudio Cerdán, un des
auteurs de hard-boiled hispanique les plus représentatifs, nous conduit sur
les traces d’un tueur en série dans Los señores del humo (2019) jusqu’à
Madrid, capitale corrompue et sans pitié.
En
Andalousie, nous découvrons le monde gothique de Juan Ramón Biedma, prix
Dashiell Hammett 2007 pour El imán y la brújula (L’aimant et la
boussole) ; Francisco José Jurado propose, avec Benegas (2009),
nom de l’inspecteur en chef de la police de Córdoba, des histoires où la ville
devient un protagoniste à part entière.
Cadix
est une ville où l’influence italienne est sensible : on peut la constater
dans les noms de personnages comme Manuel Bianquetti, l’inspecteur de police
suspendu sans solde créé par Benito Olmo, ou comme le détective Rafael
Bechiarelli, que David Monthiel a conçu comme une sorte de Carvalho gaditan
qui, dans Nuestra señora de la Esperanza, accepte d’enquêter sur le
meurtre d’un conseiller municipal membre de Poder Popular, le parti qui
gouverne la ville, tandis qu’une nouvelle gauche entre au Conseil ; ce
roman a remporté le Prix international de roman noir l’H Confidencial 2019.
L’Extrémadure
est le territoire d’Eugenio Fuentes, créateur de la série du détective cycliste
Ricardo Cupido, tout comme Valladolid l’est du prolifique César Pérez Gellida,
auteur d’une dizaine de romans qui frappent par leur rigueur en matière de
criminalistique et de médecine légale.
Et
nous arrivons en Galice, à Vigo, où nous retrouvons Domingo Villar et son
laconique et solitaire inspecteur Leo Caldas, qu’accompagne l’agent aragonais
Rafael Estévez, qui entre en conflit à tout moment avec l’idiosyncrasie
galicienne ; tous deux sont les protagonistes de trois romans où la mer a
une forte présence. Quant à Ourense, rebaptisée Oregon, elle est la ville de
Diego Ameixeiras, magnifique auteur de romans durs, comme par exemple en 2018 La
crueldad de abril. L’oeuvre de ces deux écrivains nait en galicien puis est
traduite en castillan.
Au
Pays Basque, fameux pour sa cuisine, nous avons Xabier Gutiérrez, chef du
restaurant Arzak et auteur de la série gastronoir dont le protagoniste
est un commissaire de la police autonomique, la Ertzaintza. Nous y
trouvons également Jon Arretxe, lequel écrit en langue basque (Euskera) puis est traduit en castillan. Il
est le créateur
du burkinabé Touré, aux multiples facettes, qui exerce de manière sporadique le
métier de détective dans une Bilbao multiculturelle. Et puis l’on sait que la
Navarre est devenue un lieu de pèlerinage grâce à Dolores Redondo et à sa Trilogie
du Baztán, qui conjugue enquête policière et mythologie locale.
Si
nous revenons vers l’intérieur de la péninsule, nous rencontrons le vétéran
Julián Ibáñez, devenu auteur culte avec les aventures du fouineur Bellón, un
personnage qui fréquente assidûment les maisons closes de Castille-La Manche.
Et nous entrons à Madrid où, à côté des classiques Juan Madrid et Lorenzo
Silva, émergent des auteurs de grande valeur comme Rafael Reig, ou Marta Sanz
et son détective homosexuel Arturo Zarco, ou encore David Llorente et ses
propositions narratives novatrices.
Un
saut au-dessus de l’Atlantique et nous voici dans les îles Canaries. S’offrent
à nous les faire visiter les détectives Ricardo Blanco, créé par José Luis
Correa, et Mat Fernández, imaginé par Javier Hernández Velázquez. On peut, si
l’on préfère, s’adresser aux vauriens et aux truands de bas étage qui peuplent
les romans d’Alexis Ravelo, ou gagner l’Afrique en hommage au regretté Antonio
Lozano.
Le
roman noir espagnol connaît actuellement une époque de splendeur, caractérisée
par une multitude de propositions fort intéressantes et ambitieuses, qui
s’engagent sur le chemin qu’appelait de ses vœux, dès 1989, Manuel Vázquez
Montalbán : « L’avenir du roman noir est de cesser d’être une
littérature de genre. Ce qui veut dire le voir sur la frise historique de la
littérature générale, comme un genre qui à un moment donné cesse d’être un
genre[1]. »
(Traduit de l'espagnol par Georges Tyras)
[1] Manuel Vázquez Montalbán. «Sobre la inexistencia de la novela policíaca en España». En: La
novela policíaca española. Edición, estudio preliminar y bibliografía Juan
Paredes Núñez. Granada: Universidad de Granada, 1989, p. 59.